C’est le fondateur du concept « tout sous le même toit » dans le secteur du bricolage et un précurseur européen en matière de franchise. Que pense Manfred Maus, pionnier du commerce de détail et fondateur d’OBI, du secteur des grands magasins de luxe ?
Le roi des magasins de bricolage
Cinquante ans après sa création, OBI est un leader du secteur européen du bricolage, avec 7,3 milliards de chiffre d’affaires et 48.000 employés, implanté en Allemagne, en Suisse, en Italie, en Pologne et en République tchèque. Le fondateur, Manfred Maus, est un véritable pionnier qui, aujourd’hui encore, à l’âge de 85 ans, s’investit inlassablement dans le secteur du commerce de détail. Nous lui avons procuré un exemplaire de notre livre « The Future of Department Stores » et l’avons invité à discuter de la situation du commerce de détail en général et du secteur des grands magasins en particulier. Il nous a partagé son point de vue bien arrêté.
Monsieur Maus, peut-on dire qu’OBI un grand magasin ?
« OBI n’est pas un grand magasin, c’est un magasin de bricolage. Et les magasins de bricolage répondent à un besoin fondamental des consommateurs : construire n’est que l’activité, vivre est la finalité. On construit pour vivre. Chez OBI, vous trouverez tout ce dont vous avez besoin pour aménager et entretenir votre maison et votre jardin. En tant que détaillant, vous ne devez pas vendre un produit mais sa finalité, son avantage. L’entreprise de nettoyage Kärcher, par exemple : elle vend la propreté. Pourquoi laver sa voiture ? On peut tout aussi bien rouler dans une voiture sale. Pourquoi nettoyer les vitres ? Quel est l’avantage d’un appareil Kärcher ? »
Au début de votre carrière, vous avez ramené l’idée de la franchise des États-Unis, et vous êtes ainsi devenu le roi des magasins de bricolage. Comment ça s’est passé ?
« Je travaillais chez un marchand d’outils : nous vendions de l’outillage à main dans le monde entier, à des magasins qui vendaient de la quincaillerie, de la peinture, des charpentes ou de la plomberie. J’ai eu l’idée de créer un nouveau concept de magasin, où les propriétaires pourraient trouver tout cet assortiment dans un seul et même endroit. Mais il y avait un problème : ouvrir un nouveau commerce de détail, c’était entrer en concurrence avec mes clients existants. Lors d’un entretien à New York, j’ai découvert le concept de franchise. Quand je suis rentré chez moi, c’était décidé : je n’allais pas me confronter à mes détaillants mais travailler avec eux, grâce au franchisage. Pas dans la confrontation, mais dans la coopération. J’en ai discuté avec Werner Otto, fondateur d’Otto Versand, qui a créé le premier centre commercial à Hambourg en 1970. Il m’a dit : « C’est une excellente idée, de combien de mètres carrés as-tu besoin ? » J’ai répondu : « 800 ! » C’est ainsi que nous avons fondé le premier magasin OBI à Hambourg, il y a 50 ans. Après avoir constaté que le système fonctionnait, nous avons accueilli la première franchisée, Madame Auer, de la Forêt-Noire. Il y a cinquante ans, les gens ne comprenaient pas l’idée du franchisage. J’ai donc créé l’Association allemande de la franchise, puis l’européenne, à Bruxelles. Nous avons ouvert la voie en Allemagne, et aujourd’hui la franchise est en plein essor. »
« Le changement est normal »
Vous avez tout regroupé sous un même toit pour le secteur du bricolage. Le concept « tout sous le même toit » a également été la recette du succès pour les grands magasins. Vous connaissez le secteur : y a-t-il un avenir pour les grands magasins ?
« Nous sommes les témoins de changements spectaculaires, mais le changement est normal. Quand j’ai fondé OBI il y a cinquante ans, c’était aussi un changement. Le grand magasin tel que nous le connaissions est voué à disparaître. Le comportement d’achat est en train de changer radicalement, on ne peut pas arrêter le commerce électronique. Les clients ne veulent plus du grand magasin du siècle dernier. Nous devons repenser les locaux et rendre le centre-ville attractif à nouveau. C’est très bien expliqué dans votre livre. Pour que les centres-villes retrouvent leur attrait, il faut des bâtiments polyvalents qui rassemblent bureaux, magasins, restaurants, salles d’événements… C’est un problème qui concerne le secteur du commerce de détail, mais aussi les administrations communales. Il ne s’agit pas uniquement de la gestion du secteur de détail, mais aussi de la gestion de la ville. Il faut également impliquer l’utilisateur final pour connaître ses attentes actuelles. Le grand magasin tel que nous le connaissons aujourd’hui ne survivra pas à ce siècle. »
Vous insinuez que Galeria Karstadt Kaufhof n’a plus aucun avenir ?
« Telle qu’elle est actuellement, la chaîne n’a aucun avenir. Elle doit changer. Son propriétaire est un propriétaire immobilier. Il a acheté les bâtiments plus que l’activité de détail. Il devra procéder à des changements pour que les magasins retrouvent leur attractivité. Et avec les seules activités de détail, cela est impossible. Il faut ajouter des logements, des bureaux et des restaurants. En Allemagne, Lidl construit des magasins discount au rez-de-chaussée et des appartements dans les étages. Il faut travailler avec les villes. Mais c’est difficile, car ces changements ne sont pas compris. Ce sont des bureaucrates. »
Galeria Karstadt Kaufhof est passée par un processus de restructuration et devrait pouvoir perdurer pendant quelques années, mais vous dites : ce n’est qu’en misant sur un plus petit nombre de bâtiments multifonctionnels qu’elle aura un avenir.
« En effet. Et peut-être que certains magasins perdront leur fonction de vente au détail. Le propriétaire immobilier peut en faire quelque chose de totalement différent : un musée, par exemple. Il en va de même pour les églises : elles ne peuvent pas toutes rester des églises. Certaines sont transformées en magasins. »
« Ce n’est pas la faute de la pandémie »
Et en ligne ? Selon les Galeries Lafayette, l’avenir est « phygital ».
« C’est vrai. C’est ce qu’on appelle l’omnicanal. Dans le bricolage, 15 % de nos ventes proviennent déjà du commerce électronique ou du click & collect. Les clients font leurs achats chez eux : ils disposent de toutes les informations nécessaires et en savent souvent plus que le gérant du magasin. Ils connaissent les prix et achètent en quelques clics. Dans les 12 heures, ils peuvent se faire livrer leur commande à domicile ou venir la récupérer. Les ventes en ligne sont plus compliquées pour les matériaux de construction, mais pour l’outillage à main, l’éclairage ou la plomberie, c’est très simple. »
Vous avez un grand magasin préféré ?
« Je me souviens de Harrods à Londres. J’y suis entré vers onze heures du matin et je n’en suis ressorti qu’à quatre heures de l’après-midi. Extraordinaire ! Mais c’était il y a 20 ans. Je vais également souvent en Suisse, où j’apprécie Jelmoli dans la Bahnhofstrasse à Zurich. Ou Migros. Mais eux aussi doivent changer. »
Pourquoi le changement est-il à ce point difficile pour les grands magasins ?
« Les conseils d’administration réagissent toujours trop tard. Les grands magasins étaient en difficulté il y a cinq ans, il y a dix ans, et cela n’avait rien à voir avec la pandémie. Mais ils n’ont pas compris le changement. Et maintenant ils pointent du doigt la pandémie. Ce n’est pas la faute de la pandémie, c’est la faute de la gestion… Mais où est-ce que ça s’apprend, la gestion ? J’envisage de créer une sorte d’académie pour enseigner la gestion. Comment gérer une entreprise ? Ça ne s’apprend pas à l’université. L’université vous donne des connaissances, mais ce n’est pas une question de connaissances. C’est une question d’attitude. Pour Coop ou Migros, il s’agit de savoir comment créer une culture d’entreprise où toute la direction se sent responsable et accepte le changement au bon moment plutôt que trop tard. »
Employés motivés, clients satisfaits
C’est exactement ce que nous a répondu Maurizio Borletti lorsque nous lui avons demandé quelle était selon lui la plus grande menace pour les grands magasins : la plus grande menace n’est pas le numérique, mais la mauvaise gestion.
« C’est juste, et c’est la raison pour laquelle je veux créer cette académie. L’attitude ne s’apprend pas au travers d’un cours magistral, mais par le biais d’un processus dynamique qui permet d’évaluer son propre style de gestion et de voir comment les gens réagissent. Quel est le feedback que vous recevez ? Inspirez-vous confiance ? Tant de gens ne font pas ce qu’ils disent. Regardez ce qu’il s’est passé chez Volkswagen : si vous mentez, si vous ne dites pas la vérité au client, vous avez un problème. Ou pensez à une valeur comme la liberté. De quelle liberté dispose un gérant de magasin ? Il faut de la confiance : la confiance donne des résultats. Je ne peux pas dire à mes gérants de magasin que nous devons réaliser un million de bénéfices chaque année. Nous avons appris à notre personnel que l’essentiel est la satisfaction des clients. Un client satisfait est un client qui revient, et le million de bénéfices sera le résultat. Pas le but. »
« À l’université de Harvard, j’ai appris que l’on ne peut changer que ce que l’on mesure. Nous avons commencé à mesurer la satisfaction des clients et avons constaté que la satisfaction des clients est liée à celle des employés. Seuls des employés motivés qui aiment leur travail peuvent garantir la satisfaction des clients. C’est pourquoi nous mesurons également la satisfaction des employés. »
« En examinant notre bilan, on constate que lorsque la satisfaction des clients est élevée, le bilan est fantastique. Tout le monde me dit que c’est logique. Et je réponds : bien sûr, mais faites-le ! Faites-le, tout simplement. Cela reste le problème majeur aujourd’hui : nous avons beaucoup de sagesse et de connaissances, mais ce n’est pas une question de savoir. On sait qu’on ne doit pas mentir, mais on ment au quotidien. Il faut traduire le savoir-faire en attitude. Ce n’est pas seulement une question de connaissances, mais aussi d’attitude. Vous voulez que le client se comporte comme ci ou comme ça. Je suis catholique, et vous connaissez les dix commandements de la Bible. Mais vous devez également les appliquer. C’est toujours d’actualité aujourd’hui. »
Vous avez 85 ans, et vous voulez créer une académie. Où puisez-vous cette énergie et cette motivation ? Le travail est-il toujours un plaisir ?
« Oui ! De toute ma vie, je n’ai jamais eu l’impression de travailler. J’ai toujours fait ce que j’aimais. Je me lève le matin, et je remercie Dieu d’être encore autonome, à 85 ans. »
Par le Pape
Vous avez reçu de nombreuses récompenses et distinctions au cours de votre carrière. Laquelle a été le plus importante ?
« La croix de l’ordre de Saint-Sylvestre, la plus haute distinction pour les laïcs catholiques, qui m’a été remise par le pape polonais Jean-Paul II au Vatican. J’ai donné une conférence à Rome à laquelle le Pape a également assisté et l’un des cardinaux sud-américains m’a demandé : « Monsieur Maus, vous parlez de franchise, mais nous ne comprenons pas ce que vous voulez dire. » Comment pouvais-je bien expliquer ça à Rome ? J’ai pensé à cette comparaison : le Vatican pourrait être le siège de la franchise. C’est lui qui détient le savoir-faire. Les cardinaux seraient alors les master-franchisés, les prêtres les franchisés et le conseil de l’église la ligue franchisée. Ils ont pu en rire. Vous savez, lorsque vous faites une présentation au Vatican, votre discours doit être imprimé sur du papier du Vatican. Je voulais faire mon discours sur des feuilles OBI, mais on m’a dit que ce n’était pas possible. J’ai répondu que, dans ce cas, je ne viendrais pas… Il s’est finalement avéré que c’était possible. Le Pape a donc lu sur du papier OBI le discours que j’ai adressé à l’audience. »
Quelle est la meilleure idée, l’idée la plus réussie, que vous ayez jamais eue ?
« Qu’il faut donner aux gens un purpose, un objectif, un sens. Tout le monde doit avoir un but. Toute ma vie, plutôt que de tout faire moi-même, j’ai essayé de fédérer les gens en équipe et de leur donner la possibilité de travailler sur leurs forces et leurs faiblesses. Établir une telle culture a été la meilleure idée de ma vie. Permettre aux gens d’évoluer. »
Quels conseils donneriez-vous aux personnes qui veulent se lancer dans le commerce de détail ?
« Lisez le livre The Future of Department Stores. Il y a tant de récits dans ce livre. Vous pouvez en tirer des enseignements et essayer de changer les choses au bon moment. Il y a tellement d’idées dans votre livre, c’est fantastique. »